La Vie d'Adèle ou l'irruption de la poétique dans la représentation de la trivialité


            Son scénario étant issu de la BD de Julie Maroh, le Bleu est une couleur chaude, la Vie d’Adèle s’annonçait irrémédiablement sous l’influence de la couleur bleu. Il est important de rappeler pour commencer les deux connotations antagonistes dont cette couleur est porteuse. Dans un  premier temps c'est une couleur onirique et spirituelle. En effet, on retrouve abondamment le bleu dans le ciel et dans la mer, mais très peu de manière terrestre, ce qui en fait également  une couleur artificielle. On la considère aussi comme une couleur noble : la fabrication de pigments bleus a toujours été difficile depuis les débuts de son utilisation dans l'art et l'artisanat, ce qui en faisait un matériau cher et peu utilisé. Par exemple, en Occident, c'est la couleur de la robe de la Vierge Marie, seul motif jugé digne de porter le pigment onéreux. Tout comme la Vierge, le bleu symbolise le lien entre le terrestre : les pigments bleus proviennent en majorité de pierres ou de réactions chimiques, et le spirituel : le ciel, la mer, lieux de méditation et d'infini. Néanmoins, le bleu a également sa contrepartie négative. On pense tout simplement au bleu que l'on se fait en se cognant, qui est douloureux. On pense à la couleur des veines, de la nuit et des ombres, dont les noms sont teintés de mélancolie. Cette interprétation, d'origine anglophone, a donné lieu au genre musical du "blues", et à l'expression "blue devils" qui signifie "idées noires", "spleen" comme dirait Baudelaire.

            La couleur bleue va ainsi venir percuter tout au long du film la représentation d’une réalité triviale que nous dépeint Kechiche, notamment à travers une surabondance de gros plans enchainés en champs-contrechamps. Cette volonté d’introduire la poétique dans la représentation du quotidien banal d’une lycéenne lilloise est particulièrement criante lors d’un des cours auxquels assiste Adèle. Un des élèves de sa classe étudie un passage décrivant la pesanteur comme un « vice intrinsèque à l’eau ». Il explique par la suite que la pesanteur serait un vice, c’est-à-dire, qu’en suivant une conception judéo-chrétienne idéaliste, tout ce qui nous rattache à la terre, au trivial est inférieur. Le corps est un carcan insurmontable, empêche l’élévation spirituelle totale et est source de vices. Néanmoins, la présence de l’élément aquatique dans cette citation souligne bien le paradoxe au sein-même du film : malgré cette trivialité, l’eau, élément bleu et sorte de continuité entre le ciel et la mer, va relier cette représentation de la banalité au poétique qui s’en dégage.

            Comme mentionné précédemment, la Vie d’Adèle est marqué par une volonté de monstration du réel dans tous ses moindres détails. La trivialité est imposée au public pour qui le spectacle n’est pas toujours agréable. Cette introduction de la trivialité se fait à travers le milieu dans lequel évolue notre jeune héroïne. En effet, celle-ci provient d’un milieu plutôt populaire. Nous la suivons dès le début du film dans une rue bordée de maisons en briques rouges typiques du Nord. Elle remonte son pantalon, et notre regard est attiré sur son postérieur. Elle rate son bus, arrive au lycée toute ébouriffée et retrouve ses amies. Commence alors le dialecte des jeunes à base de langage familier, d’insultes et de pression sociale vis-à-vis du sexe, symbole de passage à l’âge adulte et de témérité pour ces lycéens. Le repas en famille, qu’Adèle soit seule, au retour d’une journée de cours ou accompagnée d’Emma, son amante étudiante en quatrième année aux Beaux-Arts, un peu plus tard dans le film, est placé sous le signe du concret, de la solidité et de la tradition des valeurs familiales. Le père sert son traditionnel plat de spaghettis bolognaises, plat respecté pour son goût et plutôt nourrissant. C’est la mère qui s’occupe du service en bonne ménagère traditionnelle, et tout le monde est bien forcé de manger ses pâtes sans les couper, s’étalant de la sauce sur les babines et émettant de bruits de succion, soulignés à la fois par les gros plans et par le montage sonore. Le diner se fait parfois devant « Question pour un Champion », comme nous le devinons grâce à la voix de Julien Lepers en hors champ. La réalité sociale de la classe moyenne est ainsi soulignée : l’accent du Nord est marqué, le vin tâche la bouche de la mère, le père s’inquiète pour Emma, qui devrait selon lui trouver « un vrai métier » ou selon la mère, un mari qui assumerait les charges financières que son activité de peintre ne pourrait selon elle, pas assurer.

            L’accent sur une abondance de détails et de sons organiques est poursuivi tout le long du film et en particulier lors des scènes de sexes. Celles-ci sont certes simulées mais offertes voire imposées aux yeux des spectateurs. Malgré les lumières plus ou moins tamisées, et que ce soit lorsqu’Adèle couche avec son premier prétendant ou avec Emma, les corps sont montrés à l’apogée de l’état de désir. Les mouvements sont brusques, saccadés, non chorégraphiés comme nous en informe Kechiche dans une interview pour Allociné. Le public ne peut s’échapper de sa potentielle gêne car il doit faire face frontalement pendant dix minutes à ce qui lui est d’habitude offert de manière voilée ou sublimée. Ici, pas de bande son pour masquer les cris rauques des deux femmes ou les claques sur les fesses ; pas de pot de fleurs ou de gros plan sur une bouilloire en ébullition  comme ellipse à l’acte sexuel. « L’origine du monde » nous est imposée de la manière la plus radicale, et notamment au début du chapitre deux, lorsque la caméra capte en plan d’ensemble Adèle en train de poser pour Emma, allongée nue et les jambes écartées sur un divan, éclairée par une lumière blanche violente, presque chirurgicale. La captation du triviale s’opère également à travers un jeu sur les échelles à l’intérieur des plans, notamment lorsque la fête d’anniversaire d’Adèle est captée de l’extérieur. Le son est distancié de l’image, ce qui réduit la portée transcendantale habituelle d’une scène de fête. De plus celle-ci est finalement reléguée dans le coin gauche du plan d’ensemble de fin, ce qui souligne son insignifiance.


            Néanmoins, cet accent sur la trivialité du réel est juxtaposée à l’irruption du poétique et du transcendantal symbolisé par le bleu. Par exemple, la scène précédent cette scène de fête banale, est une longue nuit d’amour entre Emma et Adèle marquée par le désir débordant qui les unit. On peut voir la présence du bleu dans le film comme la marque du désir qui unit les deux jeunes femmes malgré leur antagonisme social. La seule personne physiquement marquée par le bleu est Emma. Elle symbolise en effet l’irruption de l’irréel  et du désir dans le quotidien d’Adèle. Cela est frappant lors de leur première rencontre, lorsqu’Adèle traverse la rue pour rejoindre le garçon de sa classe qui lui plaît. Adèle traverse et est soudainement fascinée par une jeune femme aux cheveux et aux yeux bleus. Le travelling horizontal gauche-droite ralentit et attrape les deux têtes qui s’ignorent d’abord en traversant le passage piéton puis se surprennent en se retournant discrètement. En quelques secondes, la direction que va prendre le film est donnée. Ces deux univers séparés symboliquement par une route  vont se confronter, s’aimer et se quitter. Dans cette scène, comme dans toutes les scènes du chapitre 1 où le désir est à son apogée, la couleur bleue est azur, indigo, frappante. Celle-ci évolue dans le chapitre 2, notamment dans la première scène de transition, lorsqu’Emma, quelques années plus tard, peint Adèle nue sur un divan. Nous sommes d’emblée frappés par la froideur du regard de l’artiste sur Adèle, et par l’absence de bleu dans la scène. Celui-ci a en effet disparu des cheveux d’Emma, l’ancienne étudiante aux Beaux-Arts devenue artiste accomplie. La couleur bleu est par la suite polarisée par les couvertures étoilées lors de la sieste des maternels, qui occupent la majeure partie du temps d’Adèle, devenue institutrice ; ou encore se retrouve dans les cheveux de l’héroïne lorsque celle-ci entre en harmonie avec la mer et le ciel, et surtout avec Emma par la pensée, après leur rupture. La fin de leur couple est conclue lors d’une violente scène de dispute conjugale, Emma ayant découvert l’infidélité d’Adèle. La scène est dépourvue de toute teinte bleue, et surtout à l’arrière-plan du premier plan de la scène, un tableau rouge sang est accroché, annonçant la rixe à venir. Par la suite, on retrouve le bleu par deux fois. La première, lorsque les deux anciennes partenaires se revoient dans un café et qu’Emma quitte le bar, encadrée par le cadre de la porte duquel émane une lumière de néon bleue, signifiant la circonscription de ce désir à la seule Emma, la fin du couple. Enfin, le bleu réapparait de manière forte sur la robe d’Adèle, lorsqu’elle visite l’exposition d’Emma. Ce bleu fluo vient trahir l’espoir que met Adèle dans cette nouvelle rencontre, le désir de se remettre avec Emma. Son espoir échoue, mais le désir, élan vital comme dirait Spinoza, reste malgré tout de son côté : lorsqu’elle repart seule, vêtue de sa robe bleu dans la rue, c’est une porte ouverte vers l’infini qui s’ouvre, par opposition à Emma, dont la vie est figée dans un mariage, un enfant et l’apogée de sa carrière d’artiste. 


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